Lorsque je rentrais à la maison, les veilleurs pour la plupart étaient arrivés; il n’y avait que deux hommes très âgés. Mon père ne faisait pas partie de l’assemblée, car il était allé se coucher pour se lever tôt le lendemain. Sept femmes avaient répondu à l’invitation de ma mère. Mise à part tante Elodie, il y avait « La Marie », veuve « Du Léon », la mère d’un copain, au demeurant une brave femme, mesurée dans ses propos, mais qui avait la fâcheuse habitude de s’inquiéter de l’état de son cœur. Elle parlait souvent des pilules qu’elle devait prendre à intervalles réguliers. (Pour la petite histoire, La Marie vécut longtemps encore et mourut à un âge très avancé).
Se trouvait là également ma tante Elodie dite « La Zélie », sœur de mon père et qui ne manquait pas d’audace ! Pour masquer son ignorance sur tel ou tel sujet, elle apposait souvent le leitmotiv suivant: « Tu ne veux tout de même pas m’apprendre à faire des gosses ! » (Elle mourut célibataire et sans enfants). La Zélie adorait les ragots et sa demeure était bien placée, à proximité immédiate du lavoir et de sa fenêtre, elle entendait tout ce qui se disait en ce lieu; ce qui lui valu le surnom de « Gazette de la Misère ».
Il y avait encore ce soir là, un « personnage haut en couleur ». Il s’agissait de « La Gabrielle », la mère de mon ami René.
C’était une femme vraiment spéciale, avec néanmoins certains côtés attachants (sa bonne humeur, sa gouaille, ses bonnes histoires grivoises). Il arrivait aussi qu’elle manifestât d’un caractère redoutable, avec des colères mémorables: un vrai paquet de dynamite!
Elle avait aussi un franc parler et je pense que ces voisines devaient la craindre. Moi je l’aimais bien, même si elle souffrait d’un pêché de gourmandise: en l’occurrence, elle forçait un peu sur la divine bouteille et lorsqu’elle était bien euphorique, on disait: « Tiens, La Gabrielle est pompette ».
Il faut dire que cette personne possédait une force physique peu commune. Avec son mari et ses deux fils, elle bûcheronnait dans la forêt, abattait les arbres à la hache, sciait les troncs au passe-partout …
A exercer ce pénible métier, elle rentrait de la forêt en triste état: trempée jusqu’au ventre, la jupe et les cotillons déchirés, les cheveux en bataille. Elle n’était pas femme d’intérieur, et devait libérer son trop plein d’énergie et lorsqu’elle avait bu un coup de trop, l’alcool ingéré s’éliminait rapidement. Une fois cependant, je fus estomaqué. M’étant rendu chez elle pour aller chercher mon copain et la porte de la cuisine étant ouverte, j’étais entré sans bruit et là, qu’elle ne fut pas ma surprise de voir « La Gabrielle », installée devant un miroir, munie d’un couteau rasoir, en train de se raser le visage. Elle se tourna vers moi, le visage couvert de savon à barbe ! Je m’enfuis, profondément choqué, car pour moi, une femme qui se rase, cela ne devait pas être !
Parmi les invités, figurait aussi le père Louis: vieillard au caractère acariâtre et son épouse, une brave femme qui avait connus des jours difficiles, avait mis au monde et élevé huit enfants et que son mari avait, trois jours après son dernier accouchement, renvoyé travailler dans les champs !
N’oublions pas le père Zidore (Isidore de son vrai prénom), qui était plus qu’un vieillard; personne ne savait exactement son âge et le Bon Dieu semblait l’avoir oublié sur cette terre. Le pauvre homme était tout tordu, cassé par la vie et vivait seul de la charité de ses voisins. Il se terrait tout contre le fourneau, comme s’il voulait y pénétrer. La chaleur de son corps semblait l’avoir déserter et ma mère l’invitait à chacune de ses veillées.
Il y avait aussi « La Suzanne », une grande travailleuse dans les champs et dans les bois. C’était une femme robuste qui cultivait beaucoup et assurait les légumes de sa famille pour toute l’année. Son mari travaillait également très dur et leurs enfants suppléaient souvent aux travaux ménagers. Je revois encore les deux fils: Le Robert et L’André, balayer « la carrée » et nettoyer la vaisselle.
Se trouvait également présente « La Lucie », qui était une personne affable. Malgré sa faible constitution, elle avait déjà cinq enfants, en attendait un sixième, mais avait réussi à coucher tout son monde, pour prendre quelques instants de détente.
» Dit donc Marie Catherine, dit La Gabrielle, on ne voit pas grand chose chez toi ».
» Oui, je sais dit ma mère, il faut que je mouche la mèche de la lampe ». Ce qu’elle fit sans tarder, après avoir enlevé le verre de la lampe et sans éteindre la flamme, elle serra entre le pouce et l’index le morceau de mèche brûlée et le tira rapidement vers elle. La lampe à pétrole éclaira beaucoup mieux et fuma moins, diminuant aussi les mauvaises odeurs.
Les Dames occupaient leur temps à tricoter et à faire le tour de l’actualité du village.
Des noix étaient répandues sur la table, ainsi que des noisettes. S’y trouvait aussi une tarte aux mirabelles, que ma mère venait de défourner et dont la bonne odeur emplissait la pièce. Sur le fourneau, on cuisait des marrons qu’on avait pris soin de fendre pour éviter qu’ils explosent.
Pour les femmes, ma mère proposait des infusions sauf pour La Gabrielle, qui préférait le vin chaud, comme les hommes.
La Gabrielle n’était pas une experte en tricot; elle le faisait pour se donner une contenance et le peu d’ouvrage qu’elle sortait de ces aiguilles, n’était qu’une masse infâme. Ses mains calleuses n’étaient pas adaptées à ce genre d’occupation et elle était plus à l’aise pour manier la hache et la scie. Ses tricots faisaient souvent l’objet de quolibets de ses voisines.
La Suzanne, qui était en verve ce soir là, osa lui dire: » c’est un tricot pour ton cochon, j’imagine ! ». Toute l’assemblée éclata de rire, on s’attendait à tout sauf à une attaque aussi directe. La Gabrielle foudroya de son regard l’impudente, qui avait osé cette sortie.
On attendait l’explosion.
Elle poussa un grognement, posa un deuxième regard sur La Suzanne, qui semblait vouloir dire: » Je t’aurai ma vieille, tu ne perds rien pour attendre ! ». Et l’on passa à autre chose.