La Marie, qui s’était rendue au village, nous raconta qu’elle avait vu le défilé des Dragons ( Ces Dragons, casernés à Pont à Mousson, se rendaient une fois par mois, à l’orée du Bois-Le-Prêtre en un lieu appelé « La Cible » où ils apprenaient à tirer au fusil et traversaient le village en grande pompe avec musique militaire, au retour).
Pendant cette narration du défilé, La Gabrielle « lampait » son cinquième verre de vin chaud.
La Marie, se mit alors à raconter qu’elle avait vu la Joséphine le matin même et qu’elle lui en avait dite une bien bonne » Hier, en fin d’après midi, j’étais au cimetière sur la tombe de mon pauvre Auguste et je priais pour le repos de son âme lorsque je me suis aperçu que la nuit était tombée; d’un seul coup, je fus saisie d’une terrible frayeur et je me suis enfuit précipitamment du cimetière. Je peux vous dire que j’ai eu une « sacrée trouille ».
La Gabrielle sirotait doucement son verre et les femmes regardaient, effarées, de voir tout ce qu’elle pouvait ingurgiter. On a beau être costaud, mais tout de même ! Le verre terminé, la face rougeaude, La Gabrielle déclara, d’une voix pas très assurée: » C’est idiot d’avoir peur d’aller au cimetière la nuit ».
La Lucie lui rétorqua: » Eh bien va-y voir, toi la nuit, tu auras la pétoche ».
» Moi, la pétoche, tu me fais rire ! D’ailleurs je n’ai jamais peur de rien ».
On sentait dans ces propos et malgré sa voix pâteuse, qu’elle pensait sincèrement ce qu’elle disait. Cependant, elle avait bu et il ne fallait pas ajouter foi à ses dires. Mais, La Suzanne, qui ne la portait pas spécialement dans son cœur, renchérit: » Tu dis bien que tu irais au cimetière la nuit, Alors, tu vas y aller en sortant de chez La Marie Catherine ».
» Bon, on prend acte » dit La Suzanne, » mais comment saura t-on que tu y est allé ? »
» Moi, je sais, dit la mère Elodie, tu n’auras qu’à planter ton aiguille à tricoter dans le sol à côté de la tombe de l’Auguste et demain, au petit jour, on ira faire un tour et vérifier si tu as autant d’effet que de « gueule »! ».
Et voilà, le défi était lancé !
Ma mère, irrité de tels propos, dit: » Vous allez arrêter avec de telles sottises, cela n’a aucun sens ! et puis il est l’heure de rentrer chez vous ! ».
La Marie rajouta cependant: » La tombe de l’Auguste est tout au fond du cimetière, si tu veux nous acceptons que tu n’ailles que jusqu’à celle de La Blanche, ta copine » » Non, non, répondit La Gabrielle, celle de l’Auguste me convient ».
Sur ce, chacun et chacune rentra chez soi. Ma mère me pria d’accompagner le père Zidore et Pan ! encore ma pomme dans le noir. En sortant, nous découvrîmes que la neige était tombée en abondance et René me dit: » A demain, aux Brebis ! », une bonne partie de traîneau en perspective.
Une triste nouvelle
Le lendemain, en ouvrant ses volets, ma mère fut intriguée de voir de petits groupes de personnes palabrer dans la rue, malgré le froid intense. Prise de curiosité, elle sortit sur le pas de la porte et fut aussitôt apostrophée par La Zélie: » Marie Catherine, tu connais la nouvelle ? ».
La Zélie s’approcha, le visage décomposé: » La Gabrielle, La Gabrielle ! »
» Eh bien quoi, La Gabrielle ? ».
» La Gabrielle est morte, oui elle est morte ! ».
» Arrête tes bêtises, La Gabrielle, elle est en pleine santé « .
» On l’a retrouvé au cimetière, raide comme un passe lacets ».
» Mais que faisait-elle au cimetière, de si bon matin ? »
» Ce n’est pas ce matin qu’elle y est allé, c’est hier soir, en sortant de chez toi ».
Ma mère se rappela soudain ce défi stupide, mais elle ne comprenait pas que La Gabrielle puisse être morte du seul fait d’être entrer dans le cimetière et elle commençait à prendre plutôt mal cette plaisanterie de La Zélie.
» Écoute Zélie, çà suffit tes bêtises, on n’est pas au 1er avril ! ».
» Je te répète une dernière fois que l’on a retrouvé La Gabrielle, couchée sur le sol à côté de la tombe de l’Auguste, raidie par le froid, une aiguille à tricoter plantée dans le sol à travers sa jupe et son cotillon ».
A ce moment là, pour ma mère et moi, le voile se déchira et nous comprîmes ce qui s’était passé. La Gabrielle, était allée au cimetière, près de la tombe de l’Auguste, mais tout brave qu’elle était, dans un état d’extrême tension aggravé par le vin chaud et en voulant s’éloigner rapidement, elle a fiché son aiguille dans le sol sans s’apercevoir que ce témoignage de sa bravoure avait traversé ses vêtements. En faisant volte face, elle s’est sentie happée, retenue par quelque chose d’invisible et son coeur, qui devait cogner très fort, sous l’effet d’une grande frayeur, a lâché.
Cette mort bouleversa tout le monde dans la rue de la misère et bien au delà. La Gabrielle, malgré ses défauts, était l’une des nôtres. Sa gouaille, sa faconde, ses colères allaient nous manquer. Ce fut vraiment un défi tragique.
Nota: En Lorraine, les prénoms et noms de famille sont toujours précédés d’un déterminant.