Cette rue à l’appellation rébarbative, montant vers la forêt, n’échappait pas à la configuration de toutes les rues, de tous les villages: maisons frileusement serrées les unes contre les autres, bordant la voie très pentue qui menait à la forêt. Le haut de la rue était plat et à l’extrémité se trouvait un lavoir, aujourd’hui disparu, haut lieu de la calomnie, de la médisance et aussi de disputes, il faut bien le dire !
Ce lavoir était un modèle de franc-parler, de plaisanteries douteuses et aussi d’éclats de rire.
Bref ! c’était un lieu de vie où le bon comme le moins bon se côtoyaient au milieu des lessiveuses et des brouettes.
Les lavandières maniaient avec vigueur leur battoir et frappaient le linge torsadé pour en extraire la saleté (car il n’y avait pas d’enzymes gloutons à l’époque !). Cette manière de procéder était très bruyante au grand dam des ouvriers travaillant la nuit et se reposant le jour et qui demeuraient en face du lavoir. Nous, les galopins, nous jouions sur la charpente de ce lavoir, au-dessus des grandes auges pour assister au spectacle de ces femmes en pleine action. Parfois, irritées par notre présence aérienne, ces damnés trempaient leur brosse dans l’eau et nous aspergeaient pour nous faire fuir. Devenu adulte, j’ai réfléchi et examiné les causes de l’implantation de cette rue dans une pente aussi forte; l’explication est bien simple: L’eau, source de vie. En effet, deux sources se trouvent en haut de la dite rue: « La Fontaine des Corbeaux » et la source de » La Futaie », à quelque distance du lavoir.
La rue de la Misère, à la belle saison, était comme une ruche bourdonnante: Là se trouvait un rémouleur en pleine action, aiguisant couteaux, ciseaux, serpes… Cet homme s’activait: avec sa jambe droite, il pédalait vigoureusement, transformant en mouvement rotatif un mouvement vertical. Je revois sa meule tourner, arrosée par un filet d’eau. Ce monsieur était toujours de bonne humeur, car il chantait (toujours les mêmes chansons !!), en exécutant son travail. Nous, les gosses, faisions la haie autour de lui, c’était vraiment un spectacle.
Un peu plus loin, sur le devant de sa porte, le père Victor, s’affairait à « rebattre » sa faux; assis à même le sol, sur le bord de la chaussée, ayant enfoncé sa petite enclume dans les gravats de la route, il frappait en cadence sur l’acier de son outil pour l’amincir et le rendre plus coupant.
Plusieurs personnes avaient sorti les cages à poules: c’étaient des cages circulaires grillagées, coniques vers le haut, qui recevaient uniquement pour la journée, une douzaine de petits poussins. Ayant à boire et à manger, ces jolis petits poussins, faisaient l’admiration des bambins.
Un peu plus haut dans la rue, le père Gustave écorçait des morceaux de bois d’acacia et les taillait en pointe pour en faire des paisseaux de vigne.
Une autre personne fendait son bois à grand coup de hache et le jetait dans le grenier par « la gerbière », porte souvent de forme romane, située au dessus de la porte d’entrée. Suivant les récoltes (petits pois, haricots verts, mirabelles…), on entendait des bruits sourds, provoqués par le cul des bouteilles, dans lesquelles on avait introduit ces différents légumes et fruits, que l’on mettait dans un sac de toile de jute, plié en quatre et que l’on tapait par terre pour tasser les contenus. (Gare à celui ou à celle qui cassait la bouteille). Par beau temps, cette occupation se faisait dans la rue et l’on s’aidait entre voisin.
A une autre période, à l’automne, on pouvait voir le gros pressoir communal, actionné par des bras vigoureux, duquel coulait le vin dans la « cuvelle ». Ce pressoir nous semblait énorme. On voyait les vignerons manier les lourds quartiers de chêne qui entraient en contact des raisins et ensuite une lourde pièce métallique appuyait sur les bois. Mue dans le sens vertical par une grosse vis à pas carré, la pièce en métal exerçait une forte pression sur cet ensemble, qui libérait le vin des graines. A divers endroits, quelques vieux s’affairaient à la fabrication de paniers de diverses formes. Un ancien s’était spécialisé dans le tressage des claies sur lesquels on faisait sécher les cosses de haricots verts, au soleil. Tous ces paniers étaient tressés à partir d’osier de saule.
De nombreuses saussaies étaient cultivées sur le bord des ruisseaux (rus du Zillon, de la Fontaine aux corbeaux, du Bauda…). Cette occupation de tressage était dévolue aux anciens, qui avaient du mal à se mouvoir; ils grattaient les tiges de saule, enlevant l’écorce, puis en faisait de grosses couronnes qui étaient déposées dans le fond des auges du lavoir, avec de grosses pierres dessus, pour bien les maintenir. Cette pratique avait pour but d’assouplir d’avantage les tiges et de faciliter le travail de tressage.
La rue, à la morne saison devenait presque déserte. La vie s’en allait. Il arrivait cependant que l’on entende un bruit cadencé que l’on identifiait très vite: dans une cour intérieure, on battait les épis de grains au fléau, sur un sol cimenté. Le dit fléau se composait de deux pièces de bois, l’une servant de manche, l’autre servant à frapper. Ces deux pièces, reliées entre elles par une courroie de cuir, faisant office de charnière.
Les informations n’étaient pas nombreuses à l’époque; seules quelques personnes argentées, achetaient le journal « L’illustration »; enfin, le bouche à oreilles fonctionnait et les gens apprenaient les nouvelles nationales avec un certain retard. Par contre, les habitants de la rue de la Misère, suivaient les nouvelles communales au plus près, grâce à l’appariteur (en l’ occurrence, le garde champêtre), qui muni d’un tambour, faisait un tintamarre pour attirer l’attention des gens qui faisaient cercle autour de lui. Le procès verbal dicté par le maire était écouté religieusement.
Cà et là, le long de la rue, quelques « couarails » où les gens discutaient, les bras croisés. Au milieu de l’un deux, se trouvait le père Joseph, grand coureur des bois. Il en redescendait justement, ayant toujours entre les lèvres, soit une fraise des bois avec sa tige, soit un brin d’herbe. Il ne revenait jamais bredouille de la forêt et montrait avec fierté ses découvertes, suivant les saisons: escargots, champignons, fraises des bois, noisettes, plantes médicinales…
C’était un personnage pittoresque, ce père Joseph, avec son feutre gris délavé, son visage hilare et surtout son fort accent mosellan, car il venait de l’ancienne lorraine annexée. Ce monsieur engendrait la bonne humeur et plaisantait toujours avec les gens qu’il rencontrait. Son épouse, La Suzanne, ne lui cédait en rien sur le plan « rigolade ». Son appétit était légendaire en dépit d’une forte hypertension dont elle souffrait. Malgré les conseils de prudence de son entourage, elle continuait à s’empiffrer. Malheureusement, elle tomba foudroyée d’une commotion cérébrale, quelque temps plus tard.
Ainsi, la rue était pleine de vie, les gens s’interpellaient, s’aidaient, discutaient, travaillaient…
L’entraide n’était pas un vain mot et la convivialité avait un sens. Je me sens devenir nostalgique !!!