Au bout d’un long silence, La Gabrielle releva la tête et fixa La Lucie: » Dis donc ! il parait que t’es enceinte ? » La Lucie, connaissant son interlocutrice, lui répliqua vertement: » Premièrement, cela ne te regarde pas ! Deuxio, Le René et moi, on aime bien çà et tertio, c’est pas toi qui viendras les élever mes jeunes ! ». Fermez le ban, tout était dit et La Gabrielle baissa les yeux sur son tricot.
Les paroles prenaient un ton acide et ma mère, inquiète de ce genre d’atmosphère, tenta une diversion en s’adressant à la mère de mon copain René: « Eh ! La Marie, ton cochon, y pousse en ce moment ? » Chacun savait que La Marie n’était pas très experte dans l’élevage du porcin. La Gabrielle, qui avait envie de mordre ce soir, demanda innocemment: » Tu fais toujours frire un oignon, pour mettre dans la soupe de ton cochon ? ». La Marie, fine mouche, comprit l’allusion. En effet, elle était tombé sur un cochon qui ne « poussait » pas et le fait d’employer le procédé de « l’oignon frit » avait fait se gausser bien des personnes de la rue. Elle faisait cela en pensant donner de l’appétit et donc faire grossir son cochon.
» Eh d’abord, répondit La Marie, mon cochon y pousse pas parce qu’il a mal aux pattes [cela arrivait souvent sur les sols humides des écuries] » Eh bien, tu n’as qu’à lui tricoter des chaussons » surenchérit La Gabrielle. La Marie sentit une bouffée de colère lui monter au visage, mais elle ne répondit pas; elle n’était pas de taille et se replongea dans son ouvrage.
La Suzanne, s’adressant à La Zélie, lui demanda: » Alors Zélie, quoi de neuf ? », sachant bien qu’elle s’adressait à la gazette de la rue. La Zélie prit son air important, contente qu’on lui demande des nouvelles et déclara: » Y’a pourtant la Rosalie qui lavait les vêtements de travail tous sales de son mari, dans le rinçoir du lavoir ! ». » C’est’y pas possible ! » s’exclama La Suzanne, scandalisée. » Eh ben oui, elle a fait exprès pour enquiquiner La Delphine qui rinçait du linge blanc ! ».
Ah ! que les gens sont méchants, dirent en cœur toutes ces dames.
La Zélie, qui n’avait pas dit grand chose jusque là, demanda: » Et toi, La Marie, ton cochon, y pousse bien ? » Décidément, ce soir là, il n’y en avait que pour les cochons. Il faut dire que cette bête représentait, en cette époque de pauvreté, un capital important : un porc de 120 kg, c’était la viande, les saucisses, les jambons et la graisse pour faire cuire les aliments, assurés pour une année. Et les femmes, qui assuraient l’élevage de ces porcs, se rendaient visite, se montraient leurs bêtes, les comparaient et tiraient une certaine fierté de celui qui était le plus gros.
Mais revenons à la veillée.
Chacun et chacune avait siroté sa boisson et La Gabrielle en était arrivée à son troisième verre de vin chaud; la chaleur du fourneau aidant, elle était devenue toute rouge. Mais, elle était calme et continuait à remuer ses aiguilles.
Nous, les enfants, René, Robert et moi étions occupés à écosser des haricots secs en botte, qui avaient séjourné dans le grenier depuis la récolte. René, le fils de La Marie, Robert, le fils de La Suzanne et moi-même, étions du même âge et nous écoutions avec une grande attention ce que racontaient ces dames. Certains de leurs propos nous faisaient pouffer de rire, mais il nous fallait dissimuler notre hilarité, sinon c’était la menace de nous mettre au lit.
Mais que voulait dire La Lucie en réponse à La Gabrielle: » Nous on aime bien faire çà « . Tout ceci était un peu mystérieux pour nous; on aurait aimé poser des questions, mais on osait pas. Nous, les gamins, nous redoutions la présence des deux vieux, car nous n’avions pas tout à fait la conscience tranquille. En principe, ils ne « pipaient mot », engourdis par la chaleur et le vin chaud et se contentaient de suivre les joutes verbales de ces dames, qui avaient l’âge d’être leur fille.
Au grand étonnement de l’assemblée et alors que la conversation languissait, le père Zidore, de sa voix chevrotante, s’adressa à moi: » Dis donc ! gamin, t’es aussi canaille que ton père ? ».
Ma mère étonnée de la question, réagit prestement et monta sur ses grands chevaux: » Pourquoi voulez vous que mon fils soit une canaille ? et en quoi mon mari en serait-il une ? je vous demande un peu ! ».
Le père Zidore avala sa salive, se redressa et entreprit d’expliquer le pourquoi de la chose. Quand Le Théophile avait à peu près ton âge, je lui avais confié une mission sérieuse et il m’a roulé dans la farine. Je m’étais tordu la cheville et je ne pouvais plus marcher. J’avais une chèvre et c’était le moment de lui faire rencontrer le bouc, mais pour ce faire, il fallait emmener la chèvre au Haut de Rieupt, chez le père Sarrazin et c’était loin avec ma cheville en carafe. J’avais confié cette mission au Théophile et je lui avais donné l’argent de la saillie. Avec deux copains, il est parti avec ma chèvre, chez le père Sarrazin.
Et alors ? demanda l’assistance, agacée par la longueur du récit et la lenteur du père Zidore.
Zidore continua: » Beaucoup plus tard, au bistro entre deux verres, je dis au Lucien, je comprends pas, ma chèvre devrait être grosse et ses flancs sont toujours pareils ! ». Le Lucien sembla réfléchir et dit: » Oh! mais attends, mais oui, çà y est, je me rappelle maintenant, au bout de mon jardin, dans le verger du père Martin, j’ai reconnu ta chèvre accrochée à un arbre. A côté se trouvaient trois drôles qui s’empiffraient de sucreries et je crois bien que Le Théophile se trouvait parmi eux ». « Le Haut de Rieupt leur paraissant trop loin, ils n’y sont pas allés et ont dépensé l’argent de la saillie pour acheter des bonbons » ajouta le père Zidore.
Bien sûr, aujourd’hui ma colère est retombée, mais à l’époque j’étais fou furieux, car on reparla souvent de la chèvre du père Zidore dans la rue de la misère.
Et voilà la Père Louis qui s’éclaircit la voix. Nous les jeunes, on tendait le dos; la suite allait nous donner raison. » Ces trois là, dit-il en nous désignant, ce sont aussi des canailles ». Pan, cela allait être notre fête. Le père Louis poursuivit: » Ils se roulent dans mon pré, abîment l’herbe de mes lapins et quand je leur fais une remontrance, ils se foutent de moi ». Il est vrai que le pré pentu du père Louis était notre terrain de jeu de prédilection, il se situait à la « Foussaie », à côté du chemin des brebis. » Donnez leur des coups de canne » dit ma mère.
» Mouais!, encore faudrait-il que je puisses les attraper ces malandrins, je ne peux plus courir depuis longtemps et lorsque je leur jette ma canne, il me la vole et vont la cacher ».
Ma mère se leva et remplit de vin chaud le verre du père Louis, ce qui eut pour effet de le calmer. Puis les deux hommes se mirent à discuter entre eux du train qui circulait à Pont à Mousson, de la vitesse excessive des voitures ( 30km/h), de la science qui perdra l’homme et plus tard, du « péril jaune ». Manifestement, nous pensions que les vieux radotaient…